Le toucher de relation
Maladie et sentiment d’existence
Tous les témoignages convergent dans le même sens : la personne confrontée à la maladie grave traverse une crise existentielle majeure. P. Ben Soussan parle « d’expérience extrême » pour définir le paroxysme de l’événement qui déclenche une série d’émotions souvent incontrôlables, allant jusqu’à faire tituber les valeurs existentielles de la personne. Le sens de la vie, qui jusque-là allait de soi, est soudainement rompu, et toutes les références de vie sont remises en question parce que la maladie interrompt une logique qui ne peut plus être intégrée à ce qui est connu. C’est alors le chaos mais, dans certains cas, la crise traversée constitue au contraire une opportunité de remise en question profonde de l’existence. C’est ce que souligne E. Gagnon : « Une occasion de rompre avec le cours ordinaire de l’existence, de changer se vie, de se connaître et d’en sortir grandi. » (Gagnon, 2005, p. 648). B. Giraudeau, un célèbre acteur français, prolonge cette idée lorsqu’il témoigne dans Le Figaro : « Chaque cancer est unique, car chaque malade est unique (…) La maladie me proposait d’aller vers ce que je suis ».
La littérature montre que les hommes ne sont pas égaux face à la maladie ; certains en ont une perception qui les paralyse, jetant à terre toutes les valeurs de leur existence : « pourquoi moi ? », « pourquoi maintenant ? », « quel sens donner à ma vie ? », « quelle orientation donner à mes projets ? ». Cette série de questions montre à quel point la question du sens est prégnante dans l’itinéraire de la maladie. Beaucoup cherchent une cause à leur maladie : « qu’est ce que j’ai fait ou pas fait pour mériter cela ? ». Tandis que d’autres trouvent dans cette expérience un ressort interne qu’ils ne se connaissaient pas et découvrent dans cette épreuve de nouvelles figures du sens.
Dans le prolongement de cette quête existentielle, soulignons la différence que fait M.C. Josso entre un apprentissage par l’expérience et une expérience existentielle : « J’aimerais que l’on admette l’intérêt d’introduire une distinction entre ‘expérience existentielle’ et ‘l’apprentissage par l’expérience’. En effet, l’expérience existentielle concerne le tout de la personne, elle concerne son identité profonde, la façon dont elle se vit comme être, tandis que l’apprentissage à partir de l’expérience, ou par l’expérience, ne concerne que des transformations mineures (…) Il n’y a pas véritablement métamorphose de l’être. » (Josso, 1991, p. 198). Ce qui prime ici est l’idée, totalement partagée dans le courant de la formation, que l’expérience existentielle est celle qui est mise en œuvre quand le sujet s’oriente vers une démarche compréhensive de sens le conduisant à une métamorphose de son être.
L’approche de la somato-psychopédagogie invite la personne à se réconcilier avec son corps et à trouver une proximité avec elle-même. Le toucher de relation est une pratique experte du ressenti de l’expérience corporelle qui est pertinente pour accompagner les personnes qui ont un rapport négatif à leur corps en raison de leur maladie.
Le toucher dans la relation de soin
Les relations interpersonnelles s’établissent le plus souvent sur le mode du langage mais le langage ne peut occulter l’importance de la communication non verbale qui lui est associée. Il existe une dimension sensorielle du soin où le regard, l’écoute et le toucher jouent un rôle fondamental dans la relation. Mais C. Mercadier situe le toucher comme sens primordial dans la relation : « C’est de tous les sens le plus interactif : on ne peut toucher sans être touché à son tour.» (Mercadier, 2002, p.17). S. Bancon, dans son doctorat de médecine, va dans ce sens en ajoutant une dimension de profondeur dans l’échange par le toucher : « Si le regard et l’écoute sont les premiers sens mis en jeu dans l’approche du corps du patient, le toucher est un sens à part, en ce qu’il engage à la fois celui qui touche, et celui qui se laisse toucher dans un véritable échange. Le sens tactile concerne le corps dans son ensemble, englobant toute l’étendue de la peau en surface et du ressenti en profondeur. Alors que le regard et l’écoute balayent en surface le corps examiné, le toucher va rejoindre l’autre dans toute son épaisseur » (Bancon, 2008, p. 85).
C’est un fait établi, le toucher est une véritable aide à la relation de qualité. Pour autant, cette remarque ne réduit pas l’importance du geste technique, mais elle lui redonne une dimension globale et humaine en permettant au patient de faire l’expérience de son corps : « La manière dont le patient se trouve touché par le thérapeute définira alors pour une large part l’expérience qu’il fait de son corps » (Vinit, 2007, p. 121) Nous voyons bien que l’impact relationnel du toucher implique une posture particulière du praticien. Un toucher répond à une demande, à une nécessité et l’intention du praticien doit se mettre au diapason de la demande du patient et être associée à un savoir faire technique.
Il existe pléthore de disciplines qui utilisent le toucher comme base de leur action et que nous ne développerons pas ici. Chacune d’elle s’appuie sur des concepts en lien avec une philosophie déterminée. De nombreuses classifications des différents types de touchers apparaissent dans la littérature (Eastabrooks, Morse, 1992 ; Chang, 2001 ; Routasalo, 1999) et dans sa revue, Routasalo en dénombre plusieurs dizaines. Dans l’ensemble de ces travaux, nous retrouvons généralement trois catégories de toucher : le toucher en tant que technique ; le toucher en tant que relation ; le toucher en tant que communication. Certains auteurs distinguent également ce qu’ils appellent le toucher de confort et de bien-être qui regroupe les touchers-massage (Paryez et Savatofski, 2009, Abrassart, 2004, Hieronimus, 2007, Veldman, 2007). D’autres auteurs ajoutent une dimension énergétique au toucher et que Chang (2001) appelle « touchers cosmiques ». Dans le cadre de cet article, nous mettrons de côté le toucher technique encore appelé toucher fonctionnel, procédural ou utilitaire dédié à une tâche ainsi que les touchers énergétiques pour nous consacrer au toucher de relation également dénommé toucher de sollicitude, social, réconfortant.
Le toucher de relation d’aide a fait l’objet de nombreux articles et ouvrages qui en délimitent les contours (Dolto, 1988 ; Bois, 1989, 2006, 2007 ; Bois, Berger, 1990 ; Van Manen, 1999 ; Bonneton-Tabariès, Lambert-Libert, 2006 ; Vinit, 2004 ; Hieronimus ; 2007, Austry, 2009). Parmi les différents contours dessinés par les auteurs retenons les définitions proposées par D. Austry : « le toucher de relation commence quand le soignant dépasse l’aspect technique de son geste pour prendre en compte la réalité de son patient » (Austry, 2009, p. 156) et par F. Vinit pour qui le toucher relationnel : « regroupe l’ensemble des gestes ayant une valeur expressive et communicationnelle tout en manifestant une certaine qualité de présence à l’autre et à la relation. » (Vinit, 2007, p. 99)
Nous avons choisi dans la littérature spécialisée, certains passages qui illustrent l’intérêt du toucher relationnel dans la dimension soignante. Il permet au patient de se sentir pris en compte dans sa globalité en tant que personne humaine et pas seulement en tant que malade : « Par le toucher relationnel, le patient peut enfin se sentir considéré et pris dans son ensemble, reconnu comme un être à part entière » (Bonneton-Tabariès, Lambert-Libert, 2006, p. 85) On retrouve cette dimension chez D. Bois qui souligne que toucher un corps en quelqu’une de ses parties, c’est non seulement toucher la personne, mais c’est aussi toucher un être vivant avec ce qu’il porte en lui de vulnérabilité mais aussi de force : « Ainsi, lorsqu’on touche un corps, on ne touche pas seulement un organisme, mais une personne dans sa totalité : on ne s’adresse pas à un cœur, un foie, un os, mais à un être vivant, avec ses peur comme avec sa potentialité » (Bois, 2006, p. 72)
Une telle perspective doit être en phase avec la demande du patient, c’est ce que souligne Van Manen : « Le patient attend premièrement de cette main qu’elle soit soignante, qu’elle prenne soin (a caring hand), c’est-à-dire non seulement qu’elle touche le corps physique, mais aussi le soi, la personne incarnée, dans sa totalité. » (Van Manen, 1999, p. 22). Ce point éthique est important, car certaines personnes ne souhaitent pas être concernées de cette manière. Cette qualité du toucher implique donc un consentement du patient mais aussi un engagement authentique du praticien : « toucher, c’est s’engager, s’impliquer dans la relation avec l’autre, car votre main qui touche reflète vos sentiments profonds et ne peut tromper comme la parole » (Bonneton-Tabariès, Lambert-Libert, 2006, p. 94). Cet engagement est soutenu par une posture d’écoute profonde : « La main se pose comme une oreille de l’âme dans le projet d’entendre le patient. C’est un ‘toucher d’écoute’, un ‘toucher rencontre’, un ‘toucher validant’, un ‘toucher reconnaissant’ » (Tournebise cité par Courraud, 2007, p. 48). D. Austry respecte cette mouvance quand il aborde le toucher dans sa dimension d’ouverture à l’être : « L’expérience de toucher est une expérience de l’humain ; le toucher est bien le toucher de l’autre, la rencontre avec une personne, mais c’est aussi la rencontre avec l’humain, l’humain de soi et l’humain de l’autre » (Austry, 2009, p. 146).
Le toucher de relation d’aide manuelle appliqué dans les institutions de soin, implique un geste professionnel à part entière, exigeant des compétences reconnues et identifiées par la science médicale. Cependant, malgré cette exigence, l’intégration du toucher relationnel en milieu hospitalier reste délicate du fait de la proximité que le soignant peut avoir avec le patient ainsi que le souligne A. Perraut Soliveres : « Prenons l’exemple de certaines postures de sécurité dans le travail qui exigent une très grande proximité avec le patient pour pouvoir le mobiliser en douceur. Très peu de soignants supportent une telle intimité physique. Soit ce contact les gêne pour une question de pudeur, soit il provoque de la répulsion » (Perrault Soliveres, 2001, p. 272). Cette difficulté est par ailleurs majorée par la dimension subjective que le toucher convoque, entraînant des stratégies d’évitement comme le soulève F. Vinit : « Le toucher mis en oeuvre est alors encadré par un ‘professionnalisme’ qui limite les échanges trop personnels » (Vinit, 2007, p. 36). Cet auteur ajoute que le « savoir toucher » construit et transmis dans la formation médicale consiste à éviter la personne incarnée et souffrante au profit d’une attention toute entière tournée vers les symptômes physiques de la maladie et pas nécessairement de la personne qui souffre (Vinit, 2004). Il existe donc toute une stratégie qui évite le contact trop impliquant et aboutit parfois à des extrêmes : « Dans la réalisation des soins, les infirmières veillent souvent à ne pas toucher et regarder la personne en même temps, de manière à ne pas confondre le corps physique comme objet du traitement et l’être d’émotions vivant le soin » (Vinit, 2007, p. 75)
Cependant nous assistons en France à un renouvellement des mentalités du milieu médical qui s’ouvre à une prise en charge plus humaine du patient Il y a une volonté d’instaurer des démocraties sanitaires (droit des malades, place des associations de patients, développement du modèle écologique), donnant droit à la reconnaissance de l’expérience des patients au sein des institutions de soin. (E. Jouet, L. Flora, 2010, pp.13-94). Dans ce contexte, il y a une ouverture à la dimension relationnelle.
Le toucher de relation d’aide est de plus en plus adopté par les institutions de santé, les hôpitaux ; il est pratiqué le plus souvent par les infirmières tandis qu’il est paradoxalement peu intégré dans la pratique des kinésithérapeutes alors même que le toucher est l’instrument central de leur profession. C’est donc dans les revues spécialisées dans les soins infirmiers que l’on trouve une littérature riche concernant le toucher de relation. (Perrault Solivares, 2001, Mercadier, 2002 ; Belmin, Amalberti et Béguin, 2005 ; Attely 2010). De nombreux articles mentionnent le « toucher massage » ou « massage-détente » pour définir la dimension relationnelle du toucher et pour le distinguer des gestes habituels de l’infirmière. Avec le toucher-massage, la relation entre l’infirmière et son patient prend un autre visage. Ce toucher est particulièrement indiqué chez les personnes qui ne peuvent plus communiquer verbalement. J. Belmin, F. Amalberti et A.-M. Béguin nous donnent l’exemple de la pertinence du toucher chez les personnes âgées : « Dans le soin relationnel, tout contact corporel devient un lieu privilégier de rencontre lorsque le langage verbal de la personne âgée devient difficile, voire impossible. Il ne s’agit pas ici de chercher à quantifier, contrôler et expliquer tous les actes ou résultats attendus : c’est accepter d’accueillir ce qui vient, accompagnant la personne âgée bien au-delà de ce qu’en tant que soignant, on peut en comprendre » (Belmin, Amalberti et Béguin, 2005, p. 304) Dans ce contexte particulier, le toucher vise à entrer en communication avec la personne et à lui faire savoir qu’elle n’est pas seule. Mais au-delà de cet aspect, le toucher relationnel favorise la réconciliation avec le corps et la mobilisation d’une meilleure conscience de soi, une dimension éducative qui apparaît dans le propos de J. Belmin, F. Amalberti et A.-M. Béguin : « Dans la présence qu’implique le soin éducatif, le toucher est au service du processus d’apprentissage. Le soignant qui l’utilise peut aider la personne âgée à se réconcilier en partie avec son corps, à réapprendre à l’aimer, à l’accepter tel qu’il est » (Belmin, Amalberti et Béguin, 2005, p. 303) Pour certains auteurs, le toucher relationnel peut également avoir une incidence sur l’efficacité du soin : « Le développement de la relation d’aide est donc arrivé comme une incontournable évolution dans la qualité et l’efficacité de la médecine. Il ne s’agit pas ici de considérations psychiatriques, ni de psychopathologies à guérir, mais d’une qualité des comportements face à la souffrance humaine. Elle (…) est aujourd’hui reconnue comme un soin à part entière (…) En rapprochant le soignant du soigné, le toucher-massage permet une meilleure perception et connaissance de l’autre, une meilleure écoute et améliore en profondeur la qualité des soins. » (Bonneton-Tabariés, Lambert-Libert, 2006, p. 92-93)
L’étude du toucher relationnel manuel a montré la pluralité des méthodes utilisées dans le soin. Parmi les nombreuses pratiques manuelles soignantes, nous trouvons la fasciathérapie, pratiquée le plus souvent par un kinésithérapeute, qui requiert non seulement un toucher procédural, protocolaire et technique mais aussi une qualité de relation humaine du praticien : « La fasciathérapie entrevoit le corps comme pivot de l’accès à l’expérience subjective, corporelle et sollicite la personne dans sa profondeur. Le geste y est à la fois technique et vecteur d’une qualité de relation. » (Courraud, 2007, p.9)
La kinésithérapie malgré son retard dans la prise en compte de la dimension relationnelle dans le soin, commence à prendre en considération la dimension de relation d’aide par le toucher. C. Courraud, kinésithérapeute et psychopédagogue, responsable de la formation en fasciathérapie[1] souligne la nécessité d’introduire dans la kinésithérapie la dimension de relation d’aide : « La relation d’aide adaptée à la kinésithérapie est encore à découvrir, à construire et à enseigner. Il ne suffit pas d’appliquer la relation d’aide psychologique à la kinésithérapie car le kinésithérapeute n’a ni la vocation, ni la formation pour devenir psychothérapeute. On comprend ainsi que la formation à la relation d’aide s’inscrive aujourd’hui comme une formation prioritaire de la formation du soignant et qu’elle se développe de plus en plus dans le cadre des professions médicales et paramédicales (…) Néanmoins, l’enjeu de cette recherche invite à opérer une conversion épistémologique du paradigme de la kinésithérapie. » (Courraud, 2007, p. 8-9)
Dans son mémoire de master en psychopédagogie perceptive, C. Courraud nous confie le processus de transformation de sa mentalité : « Je n’oublie pas les difficultés que j’ai eues moi même pour déplacer le centre de mes intérêts thérapeutiques et modifier mes vues intellectuelles. Finalement, dans ce cadre précis, il est nécessaire de modifier la vision du soin. Le kinésithérapeute n’est pas un technicien qui pratique un soin, mais une personne qui aide un patient à prendre soin de lui. Cette double orientation du soin s’est avérée pertinente pour la prise en charge des patients. Cette recherche devrait permettre d’apporter des éléments supplémentaires en faveur de l’intégration d’une relation d’aide dans le cadre de la kinésithérapie. On retrouvera constamment cette préoccupation tout au long de ma recherche où apparaissent les contours d’une relation d’aide à médiation corporelle et qui aurait le mérite de s’inscrire dans le champ de compétence de la kinésithérapie. » (Courraud, 2007, p. 9)
Le toucher de relation d’aide manuelle en somato-psychopédagogie
En préalable à ce chapitre, nous avons présenté la place du toucher relationnel dans le soin afin d’offrir au lecteur un repère épistémologique et théorique à notre recherche. La somato-psychopédagogie[2] est une discipline qui présente quatre instruments pratiques : la relation d’aide manuelle, la relation d’aide gestuelle, la relation d’aide introspective et la relation d’aide verbale[3]. Le terme « somato » rattaché au terme « psychopédagogie » souligne le primat du corps dans toutes les opérations éducatives proposées, tandis que le terme « pédagogie » renvoie au caractère formateur et d’accompagnement propre à cette méthode. La dimension « psycho » reflète quant à elle l’activité cognitive et mentale sollicitée dans la pratique de la somato-psychopédagogie.
Dans ce contexte, le toucher de relation présente une forte dimension de relation d’aide où le praticien est à la fois expert dans l’art du toucher et pédagogue dans l’art d’accompagner une personne à apprendre de ses vécus internes et à accéder à de nouvelles connaissances qui participeront à sa transformation. Parmi tous les instruments proposés par la somato-psychopédagogie, seule la relation d’aide manuelle fait l’objet de notre étude.
Genèse de l’émergence de la relation d’aide manuelle sur le mode du Sensible
Dans tous les écrits de D. Bois, le corps vivant occupe une place centrale dans l’élaboration de la fasciathérapie d’abord et de la somato-psychopédagogie ensuite. Avant de devenir docteur en sciences de l’éducation et professeur en psychopédagogie, D. Bois, dans les années 1980, était kinésithérapeute et ostéopathe. A cette époque, il explore la vie subjective qu’il déclenche sous sa main et découvre la présence d’une animation interne novatrice par rapport à celle rencontrée dans la pratique de l’ostéopathie : « Je pris conscience que l’animation interne que je percevais ne correspondait pas à celle décrite par l’ostéopathie » (Bois, 2009, p. 53). Au cœur de cette aperception intime incarnée dans la chair du corps, D. Bois fait l’expérience d’un mouvement interne qui transforme le « corps objet » en un « corps sujet » dans le sens où il concerne la personne dans sa singularité. « Il (le sujet) découvre la présence d’un mouvement interne qui se meut au sein de la matière et qui porte en lui le principe premier de la subjectivité.» (Bois & Austry, 2007, p. 7).
D. Bois fait le choix de nommer l’animation interne perçue : le mouvement interne. Ce choix est en lien avec les manifestations qui se donnent sous la main sous forme d’orientations, d’amplitudes, de rythmes et d’une vitesse et qui sont des catégories constitutives de tout mouvement. La dimension interne, est justifiée par le fait que le mouvement perçu siège dans l’intériorité du corps et des tissus. Parmi toutes ces catégories de mouvement, la vitesse attire l’attention de D. Bois car elle est d’une lenteur identique chez tous les patients. D. Bois relate le lien entre la lenteur et la totalité en confiant un extrait de son journal daté de 1980 : « Les mouvances que je perçois ne sont pas en accord avec le modèle décrit en ostéopathie. Mes mains captent une animation d’une autre nature, plus lente et concernant non seulement la matière, mais aussi la personne dans sa totalité. » (Bois, 2009, p. 53) Le mouvement interne devint une expression profonde de l’humain dans l’homme : « A force d’écouter le mouvement interne sous mes mains, j’ai fini par admettre qu’il est non seulement l’organe de la communication silencieuse du corps, mais qu’il est aussi le sens par lequel le corps de l’homme devient humain » (Bois, 2009, p. 54)
Vers les années 1989, D. Bois constate l’inégalité perceptive entre les personnes. « Je pris conscience que certains patients n’avaient pas accès à la tonalité corporelle de fond déclenchée par le toucher de relation. Ils semblaient être atteints d’une forme de cécité perceptive face à cette nature d’intériorité. J’étais fortement interpellé ! Comment une personne pouvait-elle ne pas percevoir les phénomènes internes à son corps alors qu’une personne étrangère y avait accès à travers le toucher relationnel ? » (Bois, 2009, p. 55) Cette étape constitue un grand tournant dans l’évolution de la méthode donnant lieu à l’intégration d’une dimension pédagogique à l’action thérapeutique permettant à un plus grand nombre de personnes de faire l’expérience de leur intériorité vivante et Sensible. « La dimension du sensible (…) naît d’un contact direct, intime et conscient d’un sujet avec son corps » (Bois, 2007, p. 18)
Le Sensible est précisément né de l’étude du rapport que le sujet établit avec le mouvement interne. La perception du Sensible capte des informations internes, subtiles, « à bas régime », puisque qu’elles ne sont pas perçues avec une perception habituelle et en même temps paroxystiques quand le sujet accède à cette nature de perception. Cette étrangeté perceptive a nécessité d’en préciser les contours par rapport au sens classique donné au sensible : « En règle générale, que ce soit en philosophie ou en neurosciences, la perception sensible est toujours entrevue dans un rapport au monde extérieur ou à un objet. Ici, nous l’inscrirons toujours dans un rapport à certaines manifestations vivantes de l’intériorité corporelle. Nous ne parlerons plus alors de perception sensible, dévouée à la saisie du monde, mais de perception du sensible, émergeant d’une relation de soi à soi. » (Bois, 2007, p. 18)
C’est sur la base de la perception du Sensible que se construit la relation d’aide manuelle sur le mode de la réciprocité actuante. Il s’agit d’une qualité de relation d’aide particulière qui apparaît au moment où deux personnes entrent en relation avec elles-mêmes au cœur de leur subjectivité corporéisée. S’instaure alors un lieu d’échange intersubjectif qui génère une influence réciproque, évolutive circulant entre le « touchant » et le « touché » et entre le « touché » et le « touchant ». Une nature de relation qui s’appuie sur l’architecture tonique interne de la personne. En effet, D. Bois avait observé l’apparition d’une modulation tonique lorsque sa main offrait un point d’appui au corps qu’il décrit de façon précise de la manière suivante : un délai d’apparition entre le moment où le point d’appui est réalisé et celui de l’apparition de la tension tonique ; une contagion tonique qui traduit la diffusion de cette tension dans l’étendue du corps ; une implication de la personne à travers l’intensité de la réponse tonique ; un seuil maximum d’intensité traduisant la confrontation entre la force de renouvellement du corps et la force de préservation (moment intense de confrontation perceptivo cognitive : constructivisme immanent) ; enfin, un relâchement tonique donnant lieu à un mouvement interne de libération et de détente psychique et corporelle.
Par l’intermédiaire de la réciprocité actuante, la personne touchée devient capable d’entrer en résonance avec ses vécus internes et c’est ce qui intéresse D. Bois, dans la mesure où ce toucher de relation devient alors éducatif pour la personne : « Elle apprenait ainsi à écouter son corps et sa pensée à travers ses modifications toniques. J’appelais cette reconstruction identitaire psycho-tonique, ‘accordage somato-psychique’. L’accordage somato-psychique devenait donc l’action pédagogique par laquelle le praticien rétablissait un dialogue entre le psychisme et le corps. Dès lors, je ne traitais plus le corps sans solliciter l’esprit, ni l’esprit sans solliciter le corps. » (Bois, 2009, p. 61)
Dans l’évolution de la méthode, émerge le modèle de la mobilisation introspective Sensible ou sensorielle qui participe à la mise en sens de la subjectivité corporelle née de cette qualité relationnelle : « Je choisis, pour définir la nature de la mobilisation introspective qui traversait toutes les actions pédagogiques sur le mode du Sensible, le terme ‘introspection sensible’ (…) L’introspection sensible invitait à une analyse introspective très active de l’intériorité du corps. » (Bois, 2009, p. 62) Nous assistons alors au développement d’un protocole qui favorise la mobilisation introspective en lien avec le Sensible et qui est décrit de façon précise dans l’analyse biographique de D. Bois. Pour la circonstance, nous ne retiendrons que les impacts pédagogiques de l’introspection Sensible appelée également introspection sensorielle : « Grâce à la mobilisation introspective Sensible, les personnes accédaient sur le mode du sentir à aux catégories du Sensible qui se donnaient à la conscience du sujet sous la forme d’un mouvement interne, d’une chaleur, de tonalités internes renvoyant à un sentiment de profondeur, de globalité et d’existence. Mais l’introspection sensible ne développait pas seulement le mode du sentir, elle sollicitait également un déploiement du mode du penser. J’assistais là aux prémices d’une mobilisation perceptive et cognitive qui ouvraient par la suite l’accès à la donation immédiate de sens en lien avec le vécu corporel. » (Bois, 2009, p. 62-63).
On note que l’évolution de la méthode relève d’un projet fondateur : « Est-il possible d’accompagner une personne à instaurer une plus grande proximité avec elle même ? » (Bois, 2009, p. 70). A travers la médiation corporelle notamment et la rencontre du Sensible, D. Bois propose d’associer au toucher pathique (mode du sentir) un toucher gnosique qui met en jeu le « mode du penser ». La personne est ainsi placée dans un lieu nouveau de conscience, de ressenti et de réflexion qui lui permet d’accéder à une donation de sens immédiate de son expérience, à une sorte « d’auto donation » émergeant de la chair : « J’ai souhaité également déployer le mode du penser qui se donne dans l’expérience du sensible (…) Cette subjectivité corporelle, cette fois-ci, ne se cantonne pas seulement au monde de la sensation vécue et perçue, mais s’ouvre à une ‘activité pensante non réfléchie’ selon une dynamique d’émergence qui n’emprunte pas les voies réflexives habituelles (…) la pratique de cette connaissance nous donne accès à une ‘forme de pensée ressentie’, ou à une ‘forme de ressenti pensé’ » (Bois, 2009, p. 71).
L’expérience du corps Sensible dévoile une forme tout à fait évidente de la compétence humaine appelée ‘intelligence sensorielle’. Pour D. Bois, cette forme spécifique d’intelligence évoque : « Les capacités que peut développer un sujet, dans certaines conditions, pour saisir, reconnaître et traiter les informations internes qui lui sont fournies par son rapport au corps Sensible » (Bois, 2007, p. 360).
Nous avons brossé en quelques lignes les étapes importantes qui ont donné lieu à l’émergence de la relation d’aide manuelle sur le mode du Sensible. Aujourd’hui, cette qualité relationnelle est pratiquée auprès de patients qui vivent l’épreuve de la maladie.
La relation d’aide manuelle en somato-psychopédagogie
Pour M. Bernard : « Si notre corps magnifie la vie, et ses possibilités infinies, il proclame en même temps et avec la même intensité, notre mort future et notre finitude essentielle (…) Toute réflexion sur le corps est donc, qu’elle le veuille ou non, éthique et métaphysique » (Bernard, 1995, pp. 7-8) Entrevu ainsi, l’état de maladie confronte à un paradoxe : d’un côté, le corps porte le signe de la pathologie et, de l’autre, il porte en lui la marque de la vie. Le plus souvent, la tendance naturelle de la personne est de se focaliser sur les signes de sa maladie, considérant alors son corps comme le foyer de sa maladie, mais aussi la cause de son état. Quand la douleur et la souffrance deviennent omniprésentes, la stratégie adoptée par la personne est souvent le déni du corps qui se caractérise par sa mise à distance dans l’objectif d’atténuer la souffrance. Dans ce contexte, le ressenti corporel devient un véritable baromètre qui donne accès à la réalité intime de la personne et à la profondeur de la blessure.
Cette réflexion convoque la subjectivité qui se donne dans le rapport au corps, et à travers lui le rapport à la vie et à la mort, une dimension qui ne peut donc être honnêtement niée dans un processus de soin qui englobe la totalité de la personne. Dans cette perspective, le corps apparaît bien un enjeu essentiel pour la redécouverte « de l’unité indissociable de l’homme. Corps et psyché, vie intérieure et expression corporelle sont inséparables dans l’homme vivant et éveillé. » (Lemaître, Colin, 1975, p.17)
Une autre idée importante se déploie depuis les années 1970 l’idée que toute pensée passe par le corps ; que toute pensée, même, est corps ; plus encore, que le corps est la personne (Crespelle, 1975, p. 87). L’articulation entre corps et pensée constitue un pôle d’intérêt essentiel pour le somato-psychopédagogue qui envisage l’éducation en considérant le corps comme un « espace à vivre » et comme un « espace à penser » constituant un champ d’expérience qu’il convient d’explorer.
La relation d’aide manuelle proposée en somato-psychopédagogue prend en compte prioritairement les « espaces à vivre et à penser » que constitue le corps et la marque de vie qui touche au domaine du Sensible et emporte des expériences formatrices et fondatrices ancrées dans les vécus corporels. « En somato-psychopédagogie, la notion de Sensible renvoie à l’ensemble des phénomènes éprouvés et qui se déploient au contact conscientisé du mouvement interne, dans toutes les dimensions de l’existence et de la personne. » (Humpich & Lefloch-Humpich, 2009, p. 92) Ces expériences permettent d’explorer des émergences intérieures qui donnent accès à des potentialités de vécus inattendues. « Progressivement, le ressenti corporel et psychique s’enrichit et le corps devient un lieu de rencontre avec soi à travers les perception internes ». (Humpich & Lefloch-Humpich, 2009, p. 92)
Derrière cet enjeu, la personne retrouve une qualité de présence à sa propre vie en découvrant les nuances sensibles de son corps. C’est cette originalité qui est convoquée dans la somato-psychopédagogie, une démarche qui implique un renversement de perspectives envers le corps. Nous touchons là aux propriétés du Vivant dans le corps où la profondeur se dévoile en différents degrés d’apprentissage : « La personne n’est plus seulement un patient, mais se découvre en tant qu’apprenant développant de nouvelles compétences perceptives. ‘S’apercevoir’ en tant qu’être humain à travers le ressenti de son corps est une découverte, une rencontre. A ce stade, la personne ‘habite son corps’ » (Humpich & Lefloch-Humpich, 2009, p. 92)
Pour toutes ces raisons, il est souhaitable d’approfondir l’univers du sentir qui s’amorce dans une éducation sensorielle et c’est dans cette lignée de réflexion que s’inscrit l’intervention somato-psychopédagogique. En consultant la littérature (Courraud, 2007 ; Cencig, 2007 ; Bothuyne, 2010 ; Duval, 2010) nous relevons le témoignage de malades relatant les impacts du toucher de relation d’aide manuelle sur la santé physique et psychique ainsi que sur la dimension existentielle. Nous retrouvons des points communs dans leurs témoignages à propos de leur état de tension physique qui laisse place à un état de détente, et de leur état d’anxiété qui glisse vers un état de calme et de sérénité… L’accompagnement proposé par la somato-psychopédagogie vise à soutenir une santé perceptive positive qui s’appuie sur le vécu corporel. En effet, le regard que la personne porte sur sa maladie, la perception qu’elle en a, sont tributaires du sentiment organique qu’elle vit à travers son corps et ont une incidence sur son psychisme, sa vie affective et sa qualité de vie.
Conclusion
Pour toutes les raisons évoquées dans cet article, il est souhaitable d’explorer l’univers du sentir qui se déploie dans une relation au corps Sensible. L’éducation par le toucher s’inscrit aujourd’hui dans la relation d’aide auprès des patients. Le toucher de relation d’aide sur le mode du Sensible vise à soutenir une santé perceptive positive ancrée dans le rapport au vécu corporel. Toucher un corps dans une relation soignante implique cependant un apprentissage, car il ne s’agit pas seulement de contacter un corps physique, mais d’entrer en relation avec une personne. Il nous semble donc pertinent de relever le défi de l’intégration du toucher de relation dans les programmes universitaires afin de former des praticiens experts dans l’accompagnement à médiation corporelle auprès d’une population qui vit l’épreuve de la maladie chronique.
Sur le plan scientifique, cet article nous donne l’occasion de socialiser les initiatives proposées en France qui tendent à promouvoir le toucher dans la relation d’aide, et qui demandent à être déployées à travers des pratiques d’expérience, mais aussi dans des démarches de théorisation indispensables pour s’inscrire de façon plus affirmée dans le champ de l’éducation à la santé.
Hélène Bourhis
[1] La fasciathérapie est une thérapie manuelle mise point par Danis Bois dans les années 1980. Pour les personnes qui désirent en savoir plus, consulter ses ouvrages de référence, La vie entre les mains (1989), Paris : Trédaniel, Une thérapie manuelle de la profondeur (1990), Paris : Trédaniel, le moi renouvelé (2006) Paris : Point d’appui, ainsi que les travaux du cerap (Bourhis, 2007, Courraud, 2007).
[2] La fasciathérapie et la somato-psychopédagogie sont deux disciplines développées par D. Bois qui constituent les métiers du Sensible.
[3] Le lecteur qui désire en savoir davantage sur la somato-psychopédagogie peut consulter les livres de D. Bois, (2006) le Moi renouvelé, Paris : Point d’appui ou celui de E. Berger (2006), La somato-psychopédagogie, Paris : Point d’appui, ainsi que les travaux de recherche disponibles sur le site www.cerap.org
BOURHIS Hélène
Docteure en sciences de l'éducation, psychopédagogue
Cet article vise à introduire une approche somato-psychique dans la relation d’aide au patient. Nous voyons apparaître depuis quelques années une mutation des mentalités concernant la vision du soin.
L’idée du soin a longuement été résumée à « faire un soin » ou à « apporter un soin » ciblé sur une pathologie. Dans cette acception du terme, la personne souffrant de maladie est reléguée au second plan au profit d’une approche symptomatique.
Les sciences humaines et sociales apportèrent une évolution dans la prise en charge des patients en y incluant une dimension humaine donnant lieu à une approche centrée sur la personne. On doit aux sciences de l’éducation un regard qui privilégie le pôle éducatif et formatif du soin.
Les dimensions du « prendre soin de quelqu’un » sont multiples, elles permettent la rencontre et l’accompagnement d’autrui dans son existence en vue de participer au déploiement de la santé. Parmi les nombreuses approches qui existent, nous avons souhaité aborder la notion de « prendre soin » sous l’angle du toucher dans la relation d’aide manuelle sur le mode du Sensible.
Nous avons dans un premier mouvement, situé les enjeux du sentiment d’existence et introduit le toucher de relation d’aide dans son champ paradigmatique et épistémologique tel qu’il se présente en France. Cela permettra aux confrères brésiliens de mieux situer le contexte de la relation d’aide dans un pays européen.
Dans un second mouvement, nous avons introduit la relation d’aide sous l’éclairage du Sensible à travers une approche somato-psychopédagogique de l’accompagnement du patient.
Sources
Article paru dans : BOURHIS,H., BOIS D. (2012), O Tocar na Relação de Cuidado Baseada no Sensível Educação & Realidade, vol. 37, núm. 1, enero-abril, 2012, pp. 33-49 Universidade Federal do Rio Grande do Sul Porto Alegre, Brasil « Le toucher dans la relation de soin sur le mode du sensible ». Pour Accéder à l’article en Brésilien : http://www.redalyc.org/pdf/3172/317227323004.pdf
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Informations de publication
BOURHIS H., BOIS D. (2012), O Tocar na Relação de Cuidado Baseada no Sensível. Educ. Real., Porto Alegre, v. 37, n. 1, p. 33-49, jan./abr. 2012. http://www.redalyc.org/pdf/3172/317227323004.pdf