Le sensible et l’enfant
Un corps pour grandir en conscience tout au long de la vie
De quel sensible parle-t-on ?[2]
Je situerai la nature du « Sensible »[3] dont il est question ici en la mettant en contraste avec les deux acceptions du terme que l’on rencontre le plus fréquemment en éducation : ce qui est perçu par les sens d’une part, et la dimension affective, émotionnelle et intuitive d’autre part.
Le sensible comme ce qui est perçu par les sens
La dimension sensible de l’expérience est tout d’abord prise en compte dans sa définition la plus classique, issue du champ de la neurophysiologie, à savoir comme relative à ce qui est perceptible par les sens : au minimum les cinq sens les plus connus[4] (la vue, l’ouïe, le toucher, le goût et l’odorat) ; les auteurs les plus informés y adjoignent le sens de la posture et du mouvement[5] reconnu par de nombreux auteurs comme participant de manière centrale à la constitution du sentiment de soi.
Réfléchir à la notion de sensible au-delà de cette vision classique, mais restrictive, est souvent le fait de praticiens-chercheurs d’approches dites corporelles ou psycho-corporelles[6], rompus à saisir sur le terrain les manifestations surprenantes de ce que l’on nomme souvent « l’intelligence du corps. Ces manifestations obligent, comme l’a fait notre équipe, à élargir les contours d’une sensorialité strictement neurophysiologique pour ouvrir plus largement à l’univers du sens et de la conscience. Le corps se montre alors intrinsèquement porteur d’une capacité à saisir le monde et soi-même, au sens profond d’attraper et de refléter une intelligibilité qui s’y dévoile.
Le sensible comme dimension affective et émotionnelle du sujet
Une autre approche très présente en éducation place la dimension sensible de l’expérience dans le registre affectif et émotionnel : dans un bel article de synthèse, R. Barbier (1994) y distingue par exemple la chaleur humaine, la capacité à se laisser toucher, à être présent aux choses de la vie ; la proximité, l’accessibilité ; « l’oubli de soi », « l’amour intellectuel » (les termes sont de Bourdieu) ; la réciprocité, l’empathie, l’imaginaire…
Cette forme de sensibilité offre l’accès à d’autres informations que les seules sources dites « objectives ». Mais il est remarquable de noter à quel point toute prise en compte du corps reste absente de sa modélisation et donc de la conception des manières de s’y ouvrir, alors même que le corps est reconnu aujourd’hui comme le lieu où se jouent toute émotion et toute résonance affective.
L’expérience du Sensible selon D. Bois : une faculté perceptive au-delà des sens
Le Pr D. Bois est depuis le début des années 80 un expert de l’accompagnement par le toucher et donc du contact direct avec le corps. C’est dans ce contexte expérientiel qu’il élabora progressivement une autre conception du Sensible : l’ensemble des phénomènes et processus qui adviennent à la conscience d’une personne (adulte ou enfant) quand celle-ci se met en lien avec son monde intérieur via un ressenti intime et profond de son corps[7]. Ici, le corps – ou plus précisément son intériorité, c’est-à-dire l’expérience subjective interne que nous pouvons faire de nous-même en ressentant notre corps – se révèle comme un organe de perception à part entière, capable de recevoir toutes les situations que nous vivons (perceptives, affectives ou cognitives) et d’y répondre, d’y réagir, d’y participer par les modifications des sensations, tonalités internes, rythmes et mouvances qui expriment le fait que nous sommes vivants ! Une fois identifiées, ces modifications nous font expérimenter différents degrés de malléabilité ou de densité, différents états et changements d’états, différents degrés de présence, des passages de la tension au relâchement, de l’agitation à l’apaisement, d’un sentiment à un autre… Et ces informations s’ajoutent alors à celles habituellement recrutées pour faire un choix, prendre une décision, mener une réflexion ou encore s’orienter dans les chemins de l’existence.
La pédagogie perceptive : un chemin de développement du sens du Sensible
Nous l’avons dit, cette animation interne ne se perçoit pas spontanément ; il y faut une certaine qualité d’attention et de présence à l’expérience intérieure qui dépasse le rapport habituel que l’on établit avec son corps. Les conditions qui rendent possible cette perception, en soi et chez l’autre, peuvent faire l’objet d’un apprentissage spécifique. C’est cet apprentissage que vise la pédagogie perceptive, méthodologie pratique de développement du sens du Sensible mise progressivement au point par le Pr. D. Bois et notre équipe au cours de ces vingt dernières années.
Cette méthodologie associe le toucher de relation, la gymnastique sensorielle, l’introspection sensorielle et l’entretien verbal pour accompagner adultes ou enfants à découvrir que leur intériorité corporelle vivante peut être le pivot de leur relation au monde intérieur et extérieur. Le toucher a ici valeur de dialogue non verbal qui éveille le sens du Sensible. La gymnastique sensorielle, ensemble d’enchaînements de mouvements simples, inhabituels, effectués dans une lenteur relâchée, développe à la fois la fluidité du geste et l’acuité de la présence. L’introspection sensorielle est une pratique de type méditatif qui apporte un sentiment d’existence plus fort, un état de calme, de solidité et d’équilibre face aux situations et événements extérieurs. L’entretien verbal, enfin, offre un espace pour décrire et valider les nouvelles perceptions corporelles et mettre en jeu une réflexion créatrice.
Les capacités de perception corporelle augmentant, chacun peut acquérir de nouvelles ressources pour bouger d’une manière plus fluide et plus harmonieuse, communiquer plus facilement, rester centré même en situation stressante, ‘décompresser’ physiquement et mentalement, éviter la fatigue et la déprime, traverser les changements ou les épreuves.
La pédagogie perceptive et l’enfant, la pédagogie perceptive à l’école
Les pratiques de terrain
La pédagogie perceptive s’applique avec bonheur auprès des enfants, que ce soit en consultation individuelle, dans le cadre de l’école ou encore au sein d’institutions plus spécialisées. Des ateliers de plus en plus nombreux se développent en France dans les écoles maternelles et primaires, tels que ceux présentés dans cet ouvrage par N. Bois-Huygue et V. Huyghe, et par P. Lesauvage et M. Barrazer. Les témoignages d’enfants participant à ces ateliers touchent profondément les éducateurs et chercheurs que nous sommes ? En voici quelques-uns, issus d’un atelier animé par N. Bois-Huygue et V. Huyghe :
- « J’ai senti que je grandissais comme un arbre, et ça m’a fait du bien parce qu’un arbre c’est solide et c’est beau. » (Éléonore, 7 ans)
« Et ben alors, mon cœur il a chanté, et c’était beau et il est devenu très très gros ! » (Emilien, 6 ans) - « J’ai plus peur d’aller à l’école car maintenant je sens comme un petit parachute tout moelleux et tout chaud dans mon dos » (Lucas, 6 ans ½)
Les travaux de recherche
Au sein du CERAP, plusieurs recherches de master en psychopédagogie perceptive ont été menées autour des applications de la pédagogie perceptive auprès d’enfants[8].
L’une de ces recherches, réalisée par le Dr M. Vincent-Roman, retient toute notre attention pour cette publication. L’auteur a enquêté auprès de praticiens experts en psychopédagogie perceptive qui accompagnent des enfants, tous âges confondus. L’un de ses objectifs, à travers analyse d’entretiens et de questionnaires, était de définir des critères propres au rapport au Sensible chez l’enfant : c’est ainsi qu’est amené sur le plan théorique un nouveau concept pour présenter les caractéristiques du « petit être sensible ». Sur un plan plus pratique, cette recherche propose des pistes pour former les accompagnateurs et les éducateurs aux spécificités de l’accompagnement de l’enfant avec les outils de la pédagogie perceptive.
Un autre travail de recherche, réalisé par Mme C. Villeneuve, professeure des écoles, modélise les apports de la pédagogie perceptive pour un enseignant du primaire : développement de nouvelles ressources pour l’enseignant lui-même, outils et situations pratiques applicables en classe, nouvelles disponibilité des élèves pour les apprentissages…
Ces témoignages de professionnels, associés à ceux des enfants eux-mêmes, peuvent faire progresser l’idée et l’expérience concrète d’une « sensibilisation au Sensible » à l’école. Solidité de l’ancrage identitaire, richesse du sentiment d’existence, élargissement et démocratisation de l’accès au sens, développement de modes de réciprocité inédits, compréhensions nouvelles des rapports à soi, au monde et à autrui… : les perceptions corporelles internes peuvent fournir aux enfants comme à leurs enseignants une expérience subjective dont les enjeux, tant individuels que collectifs, sont cruciaux.
Eve Berger
[1] Danis Bois est psychopédagogue et professeur agrégé en Sciences Humaines et Sociales à l’Université Fernando Pessoa, (Porto). Il dirige le CERAP dans cette même université depuis sa fondation en 2004.
[2] Cette partie du texte s’appuie en grande partie sur Berger, Bois, 2007.
[3] Dans la suite du texte, nous écrirons le terme Sensible avec une majuscule à chaque fois que nous souhaiterons désigner la nature d’expérience perceptive issue spécifiquement de nos travaux pratiques et théoriques en somato-psychopédagogie.
[4] Sens extéroceptifs
[5] Sens proprioceptif
[6] Telles que la méthode Alexander, les diverses approches de relaxation ou de méditation…
[7] C’est cette définition spécifique que désigne le terme « le » Sensible avec son S majuscule.
[8] La totalité des travaux de recherche du CERAP sont téléchargeables sur le site www.cerap.org
Eve BERGER
Psychomotricienne, Docteure en Sciences de l’éducation et professeure associée
Les enfants d’aujourd’hui grandissent dans une société où le corps doit répondre quotidiennement à des exigences et des rythmes qui valorisent sa fonctionnalité et son esthétique mais ne prêtent aucune attention à sa sensibilité. Derrière l’écran des promesses commerciales de retrouver calme, lenteur et sensorialité dans les spas, hôtels de luxe et magazines, la recherche en éducation étudie très peu (en tout cas en France) le corps vécu, perçu et ses infinies potentialités (Berger, 2004). Pourtant, dès la naissance, le corps est un acteur essentiel de la construction de notre identité et reste tout au long de notre vie partie prenante de la moindre de nos pensées, actions ou émotions ; c’est à travers lui que nous existons, pensons, agissons, et sommes en lien avec notre environnement à chaque instant ; à travers lui aussi qu’émergent nos modes de relation, d’action et même de création.
Dans un monde en crise dont nous savons que son futur sera le fuit d’un changement de paradigme vers plus de globalité, d’empathie, de collaboration et d’innovation, le rapport au corps et à sa sensibilité peut-il être une voie pour participer activement au développement de notre monde de demain ? Est-il possible de développer une pédagogie de la sensibilité corporelle pour apprendre à entrer en contact avec soi et autrui avec davantage de cœur, de sens, de cohérence, de solidarité, de réciprocité ? Pouvons-nous ainsi aider nos enfants à grandir en conscience tout au long de leur vie, à ne jamais s’arrêter de ‘devenir’ ?
J’aborde ces questions avec un triple regard de praticienne-formatrice en pédagogie perceptive, de chercheure en sciences humaines et de femme prenant appui sur la perception de son corps en mouvement pour soutenir sa propre démarche d’évolution personnelle. Plus précisément, je les aborde à partir du « paradigme du Sensible » (Bois, 2001, 2007 ; Bois, Austry, 2007) qui émerge depuis une dizaine d’années dans le paysage universitaire francophone, sous l’impulsion du Pr D. Bois, directeur du Centre d’étude et de recherche appliquée en psychopédagogie perceptive (CERAP)[1] où je suis enseignante-chercheure.
Ce paradigme, au carrefour de l’approche expérientielle et d’une démarche de conceptualisation approfondie, a pour objet d’étudier et d’organiser les connaissances qui naissent du contact avec le corps, considéré et éprouvé comme lieu de manifestations du vivant et comme source de connaissance immanente. Mais plus précisément… ?
Sources
- Barbier, R. (1994). Le retour du sensible en sciences humaines. Pratiques de formation/Analyses, Microsociologie,Université Paris 8, Formation Permanente, n°28, 97-118.
- Berger, E. (1999). Le mouvement dans tous ses états : les recherches de Danis Bois. Paris : Point d’Appui.
- Berger, E. (2009). Rapport au corps et création de sens, étude à partir du modèle somato-psychopédagogique. Thèse de doctorat en Sciences de l’éducation. Université Paris 8.
- Berger, E. (2001). Les constantes du mouvement et la recherche d’invariants dans le développement de l’enfant et de l’adulte. Mémoire de D.U. de 3ème cycle « Développement cognitif et social du nourrisson ». Université Paris V René Descartes.
- Berger, E., Bois, D. (2008). Expérience du corps sensible et création de sens. La clinique du sport et ses pratiques, Abadie S. (dir.). Nancy : Presses Universitaires de Nancy.
- Bois, D. (2001). Le sensible et le mouvement. Paris : Point d’Appui.
- Bois, D. (2007). Le corps sensible et la transformation des représentations chez l’adulte – Vers un accompagnement perceptivo-cognitif à médiation du corps sensible. Thèse de doctorat européen, Université de Séville, Département didactique et organisation des institutions éducatives.
- Bois, D. (2009). Relation au corps sensible et potentialités de l’être humain. Vers l’accomplissement de l’être humain ; soin, croissance et formation (dir. Bois D. et Humpich M.). Ivry sur Seine : Point d’Appui.
- Bois, D., Austry, D. (2007). Vers l’émergence du paradigme du Sensible. Réciprocités, n°1, 6-22.
- Bourhis, H. (2012). Toucher manuel de relation sur le mode du Sensible et intelligence sensorielle. Recherche qualitative auprès d’une population de somatopsychopédagogues. Thèse de doctorat en Sciences de l’éducation. Université Paris 8.
- Vincent-Roman, M. (2010). La psychopédagogie perceptive et l’enfant. Aspects théoriques et pratiques. Mémoire de mestrado en psychopédagogie perceptive. Université Fernando Pessoa, Porto.
- Villeneuve, C. (2011). Les apports de la psychopédagogie perceptive pour l’enseignant du primaire – Enquête sur le terrain. Mémoire de Mestrado en Psychopédagogie perceptive, Université Fernando Pessoa, Porto.
Informations de publication
In Le corps dans la société, le corps à l’école. Publication numérique éditée par le Centre Dramatique de Wallonie pour l’enfance et la jeunesse, avec le soutien de la communauté européenne (www.cdwej.be/documents/pdf/publicationcorps.pdf)